Au fur et à mesure que le jour se levait, le brouillard gagnait en densité et, paradoxalement, plus il faisait clair et moins j’arrivais à percevoir le relief. En de nombreux endroits, le vent avait balayé la neige de surface, faisant apparaître une glace jaunie par les pluies de sable du week-end précédent, pour concentrer la poudreuse en des congères dans lesquelles je m’enfonçais et avançais avec peine. La difficulté initiale du dénivelé était derrière moi mais ma progression n’était pas plus aisée. Je dépassais sur mon périple, tels des fantômes immobiles, des résineux rabougris surgissant du brouillard, les aiguilles figées dans une gangue de givre. Les perches balisant le parcours, seul repère que j’avais encore dans cet environnement immaculé étaient, elles aussi, recouvertes d’une imposante couche de glace soufflée par les rafales incessantes. Lors de brèves parenthèses, la visibilité s’améliorait un peu et j’arrivais à percevoir un groupe d’arbres, un rocher, mais bien vite mon horizon se rebouchait et le blanc reprenait ses droits hégémoniques.
Il faisait maintenant totalement jour, ce qui contribuait encore à accroître la blancheur des lieux ! Sensation étonnante que de n’avoir dans mon champ de vision que mon corps, les fleurs de givre qui se formaient sur le contour de ma capuche, et rien d’autre ! Le sol, le ciel, tout était d’un blanc absolu et uniforme et il était impossible de distinguer l’un de l’autre. J’avais l’impression de flotter dans le vide. A peine pouvais-je deviner la texture, juste devant moi, de la neige dans laquelle je m’enfonçais ! Les piquets indiquant le parcours étaient espacés au maximum d'une trentaine de mètres environ, mais il m’arrivait de devoir attendre plusieurs minutes à côté d’une balise, scrutant le vide en cherchant désespérément ma prochaine étape. L’objectif final de ma marche, le sommet, s’était éloigné et j’en étais réduit à me projeter à un jet de pierre, au prochain jalon. Avec cette visibilité quasi nulle, la condition sine qua non pour continuer à avancer était la garantie d’atteindre le prochain bâton. Sans cette assurance, sans ce fil d’Ariane, j’étais prêt à faire demi-tour pour ne pas risquer de me perdre.
A chaque fois, je finis cependant par me repérer en trouvant le piquet suivant. Au fur et à mesure de ma progression vers le second sommet, il me semblait que le soleil commençait enfin à paraître, apportant une touche légèrement dorée derrière ce rideau blanc et une visibilité un peu plus étendue. J’atteignis des panneaux de signalisation, rendus totalement illisibles par une couche de glace de plusieurs centimètres, comme une épave couverte de sédiments au fond de l’océan.
Je continuais de progresser, suivant les piquets violets que je repérais toujours au dernier moment, guidé une fois vers la droite, une fois vers la gauche, une fois droit devant, et je finis enfin par arriver sur la ligne de crète, dominant un panorama superbe en théorie, un nouvel espace blanc en réalité ! Je bifurquai vers la gauche et j’atteignis le Grand Montrond, 1.614 m d’altitude, symbolisé par un amoncellement de pierres laissées par les randonneurs.
J’étais satisfait d’être parvenu jusque-là, mais si je voulais avoir une chance de profiter enfin de cette vue magnifique tant espérée, il me faudrait patienter encore. Continuant à marcher pour ne pas baisser en température, grignotant une barre de céréales, puis buvant une gorgée d’eau qui gelait petit à petit, je restai au somment plus d’une heure et demie, allant et venant le long du précipice dominant la plaine Genevoise. L’arrivée d’un skieur, semblant surgir de nulle part, rompit ma solitude quelques instants. L’homme était visiblement un habitué des lieux, il s’équipa pour la descente et s’élança dans le brouillard, disparaissant comme il était venu, non sans m’avoir fait part de ses doutes quant à l’amélioration de la visibilité. Le vent était selon lui mal orienté, ce qui ne laissait guère augurer d’espoir dans les heures à venir. J'attendis seul encore une demi-heure supplémentaire, il était maintenant près de onze heures, et je me résignai à repartir sans avoir obtenu ce que j’étais venu chercher initialement, mais riche d’une nouvelle expérience
à suivre ...
Ton texte est tellement explicite et réaliste, que l'on est dans la situation... Même un peu angoissante, quand on ne sait pas trop où on est, et où on va ! Super.