Les 1.000 étangs - Haute-Saône - octobre 2020
Ce matin-là, il fait encore nuit lorsque j'ouvre la porte de la maison. Nous avons réservé, entre amis, un lieu en capacité de nous accueillir en cette période de crise sanitaire, troublée et incertaine. Tout le monde semble dormir et je me dirige, au jugé et comme à tâtons, sur la route qui passe devant notre hébergement et qui s'enfonce dans la forêt. Le peu de lumière pointant à l'est permet tout juste de se repérer et j'aperçois, çà et là sur le tronc des arbres ou sur des piquets de clôture, les panneaux balisant un circuit de randonnée.
Dans ces faibles conditions de luminosité, l'ouïe prend une importance primordiale ! J'entends, en contre-bas sur ma droite, le gazouillis d'un ruisseau et quelques mètres plus loin, toujours dans la pente, je perçois la fuite d'un animal que le promeneur particulièrement matinal que je suis vient de déranger. Quelques cailloux roulent sous mes pas, je ralentis et je profite du souffle de la brise dans les feuilles au-dessus de moi. J'arrive par instant à percevoir de subtiles odeurs de sous-bois, parfum de champignons et d'humus.
Au fur et à mesure de mon avancée, la lumière transforme petit à petit les formes indistinctes en éléments identifiables, une branche tombée au sol au milieu du passage, une barrière bordant un champ à gauche ou un étang caché parmi la végétation sur ma droite. Après un peu plus d'une demi-heure de marche lente, passée à humer et à écouter l'endroit, je rejoins une petite route goudronnée qui passe entre des maisons. Le paysage s'ouvre sur l'est et sur le massif des Vosges, mais la ligne d'horizon au dessus des montages est barrée par la brume. Je salue un homme faisant le tour de son jardin avec son chien, et je poursuis mon chemin jusqu'à rejoindre un point d'eau sur la droite, en bordure de chaussée.
Ce paysage a été forgé par les glaciers, dans des temps immémoriaux, laissant épars des trous marécageux et des tourbières sur tout le plateau. Les hommes sont arrivés et les moines, il y a des siècles, ont défriché et on construit des digues pour créer des étangs, façonnant ainsi le paysage. Il s'agissait avant tout de rendre plus vivable cette zone humide peu prodigue en donnant les moyens aux paysans locaux d'élever du poisson pour améliorer l'ordinaire. Après le départ des moines, les hommes ont continué à entretenir ces mares et les systèmes de retenue d'eau ingénieux et résistants aux assauts du temps.
Je suis frappé par l'équilibre se dégageant de cet endroit et alors que monte la lumière, je découvre les détails d'un véritable écrin, harmonieux et paisible, une véritable œuvre d'art polie par les ans. Un groupe de hêtres au tronc lisse occupent une avancée de terre, esthétiquement disposés au bord de l'eau comme si un peintre les avait positionnés volontairement sur sa toile. Je cherche un point de vue à partir duquel je pourrai retranscrire le calme que procure ce lieu, confettis sur ma carte de randonnée, petit havre de quiétude loin du bruit et de la folie du monde, loin des agressions et des guerres, des vociférations et des provocations, loin de la maladie et des nouvelles angoissantes, conférant une plénitude totale, comme une respiration lente, profonde et rassérénante.
Je tourne autour du point d'eau, parcoure la berge dans un sens puis dans l'autre pour mieux apprécier l'équilibre du paysage et là, à cet endroit précis, tout me semble parfaitement composé. On devine un peu l'automne qui s'avance discrètement et qui a déjà roussi quelques feuilles. L'eau et la végétation proposent une scène presque monochrome, toute en nuances de verts avec ce qu'il faut de lignes pour structurer l'image. Les reflets subliment le tout. Dans cette intimité du paysage, ce bout de nature confidentiel, pas de spectaculaire ni de tape à l'œil, juste des jeux de miroir et des nuances d'une infinie beauté.
Merci Gilles de partager avec nous ton regard poétique sur ce monde. Effectivement, hors de l'agitation humaine, notre environnement est d'une beauté à couper le souffle, à condition de savoir le regarder avec sensibilité. Encore un texte et une photo magnifiques, merci Gillou!