Il est à peine 7 heures du matin et mon embarcation glisse sur l'eau, dans un silence seulement rompu par le bruit de mes pagaies. Autour de moi, le brouillard limite mon environnement perceptible à une sorte de bulle blanche de quelques mètres au-delà de laquelle mon regard ne peut s'attacher à aucun détail. Seules les rides qui se forment dans mon sillage et les tourbillons délicats qui se créent à la surface de l'eau, autour des rames qui viennent la troubler alternativement, me permettent d'imaginer que j'avance, sans savoir si c'est en droite ligne, si je suis près ou loin de la rive, dans un espace à une seule dimension, celle du temps qui passe.
Quelques mois auparavant, en flânant dans les allées du vide grenier du village, je découvrais sur un étal, entre des cassettes V.H.S que personne ne regarderait plus et des tasses en porcelaine ébréchées, un gros sac contenant un kayak gonflable de trois places. Je n'avais jamais jusqu'alors songé à acquérir ce genre d'équipement, mais l'idée d'en devenir propriétaire s'est immédiatement imposée. Cette forme d'injonction me surpris moi-même, n'étant guère porté à la consommation impulsive, n'étant guère porté à la consommation tout court, mais avant même de réfléchir à ce que je pourrais bien faire de cet encombrant paquet, le sac, le bateau et la pompe qui allait avec avaient changé de propriétaire. Quelques temps plus tard, par un froid matin de novembre sur les bords du lac de l'abbaye, je mettais à l'eau le frêle esquif pour une glissade dans l'inconnu.
Ainsi, au milieu d'un environnement ou les sens habituels tournent dans le vide, l'expédition n'était pas sans me rappeler une randonnée sur les pentes du Grand Mont Rond ou le brouillard le plus dense m'avait propulsé dans un univers sans repère pour une expérience tout à fait étonnante (En quête de sens (première partie) (gillesbuffet.fr)). La sensation de solitude absolue était la même, sur un lac de taille certes modeste, mais au centre duquel j'avais une étrange impression d'apesanteur et la certitude d'être au milieu de nulle part. Seule, à l'est, la lueur du jour naissant permettait un semblant d'orientation. Je savais que je me dirigeais vers le nord et c'était l'unique information dont je pouvais disposer.
Sous les effets d'une légère brise, la visibilité s'accrut suffisamment pour que je puisse deviner, sur ma gauche, la rive ouest dont je m'étais rapproché. Des hampes de roseaux étaient dominés par des bouleaux dont les couleurs automnales commençaient à passer. Les premières gelées, tardives pour l'endroit, avaient démarré leur travail de sape mortifère et les feuilles ne tarderaient pas à se détacher des branches. Alors que je m'approchais de la berge, inaccessible par la terre en cette partie du lac, j'entendis le cri reconnaissable entre mille d'un martin-pêcheur, immédiatement suivi d'un éclair bleu venant se percher sur le sommet d'une plante. L'oiseau, surpris par ma présence, reparti aussitôt en sens inverse non sans protester vigoureusement. Bien évidemment, j'avais pris avec moi mon appareil photo, et je n'eus même pas le temps de regretter l'absence du pêcheur. Les sombres roseaux se détachaient parfaitement dans cette ambiance cotonneuse et créaient un effet graphique tout en délicatesse évoquant les estampes japonaises.
Il y avait peu à voir en ce début de journée, mais beaucoup à ressentir. Un sentiment d'abstraction du monde réel, un voyage hors du temps, une glissade dans un silence presque absolu et, au bout du périple, la beauté du monde dans sa simplicité la plus pure. Je crois finalement que je savais dès le départ la raison pour laquelle j'avais eu cette envie subite d'acheter ce kayak, et cette première sortie ne faisait qu'appeler les prochaines !
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